Printemps 2021 (Volume 31, numéro 1)
Sauver des vies : plus facile pour les
neurologues que pour les rhumatologues?
Par Philip A. Baer, MDCM, FRCPC, FACR
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« Il n’y a pas de différence entre sauver des vies et prolonger des vies, car dans les deux cas,
nous donnons aux gens la chance de vivre plus longtemps. »
– Aubrey de Grey, Ph. D., gérontologue biomédical
« Pour sauver des vies » semble être une réponse banale à
la question classique posée lors de l’entretien d’admission
aux écoles de médecine « pourquoi voulez-vous
être médecin? », à l’image de « pour aider les gens », une réponse
du même genre, mais moins dramatique. On peut pardonner aux
amateurs de drames médicaux à la télévision, tels que ER, Chicago
Hope, Remedy, Grey’s Anatomy, Saving Hope, et d’innombrables
autres, de penser que nous sauvons trois vies à l’heure avec panache.
Nous savons que ce n’est pas le cas, en particulier dans
les spécialités cognitives. La rhumatologie est une spécialité qui
se consacre à réduire la morbidité, à améliorer la qualité de vie
et à accroître l’espérance de vie, plutôt qu’à sauver de manière
spectaculaire ceux qui sont sur le point de mourir. Bien sûr,
nous pouvons le faire, en traitant les vascularites, la crise rénale
sclérodermique, le lupus grave et d’autres, mais pour la plupart
d’entre nous, les occasions sont rares.
Deux de mes interventions qui se rapprochent le plus d’interventions
qui sauvent la vie mettent en jeu des personnes qui
n’étaient même pas mes patients et dont les problèmes étaient
d’ordre neurologique, et non rhumatologique. Il y a une vingtaine
d’années, une personne avec qui je travaillais en dehors
de mon cabinet m’a confié avoir des maux de tête d’apparition
récente. Elle m’a également expliqué que sa vision était moins
nette, même avec ses nouvelles lunettes. Son médecin généraliste
avait demandé un examen de tomodensitométrie (TDM)
du cerveau, mais le délai d’attente se comptait en mois et la
personne avait du mal à fonctionner au travail. Était-il possible
pour moi d’accélérer les choses?
J’ai répondu que je voulais bien demander un examen de TDM
à mon hôpital, dans l’espoir que la liste d’attente y serait plus
courte. Sous la rubrique « Renseignements cliniques et raison
de l’examen », j’ai mentionné les nouveaux maux de tête et les
troubles de la vision, suivis de la phrase « exclure une tumeur
cérébrale ». Quelques jours plus tard, j’ai été complètement pris
au dépourvu lorsqu’un des radiologues de notre hôpital m’a
contacté à mon cabinet, m’annonçant que l’examen d’imagerie
montrait une masse de six centimètres! Appeler la personne
pour lui annoncer la mauvaise nouvelle a été l’un des moments
les plus difficiles de ma carrière. Avec l’aide d’une collègue
neurologue mariée à un neurochirurgien, nous avons fait en
sorte que la personne soit évaluée rapidement dans un centre
tertiaire. Heureusement, la tumeur était bénigne et entièrement
résécable, et les résultats à long terme ont été excellents.
Plus récemment, une autre connaissance à mon travail semblait
ne pas aller très bien. Après m’être renseigné, j’ai découvert
qu’elle s’inquiétait pour son partenaire. Dix jours plus tôt, ce retraité
pleinement fonctionnel avait pris le volant et embouti un
véhicule garé dans sa rue, en plein jour, sans raison apparente.
Cet incident a été attribué à un bref malaise, et personne n’avait
de blessure visible. Par la suite, on a constaté que l’homme avait
tendance à se cogner contre les meubles à la maison et qu’il
avait de la difficulté à trouver ses mots. Le médecin généraliste a
été consulté virtuellement en raison de la pandémie et a demandé
des analyses sanguines et un test d’imagerie par résonance
magnétique (IRM), ce qui pouvait prendre plusieurs semaines
ou mois.
Mon sixième sens m’a dicté qu’il s’agissait d’une situation
urgente. J’ai suggéré d’emmener cet homme directement aux
urgences d’un centre tertiaire, dans un hôpital disposant de
capacités complètes en neurochirurgie. Le lendemain, j’ai appris
qu’il avait été hospitalisé d’urgence. Les examens de TDM
et d’IRM ont révélé une tumeur au cerveau. Malheureusement,
il s’agissait d’une tumeur maligne qui n’était pas entièrement
résécable. Le pronostic était donc mauvais.
Finalement, ai-je fait oeuvre utile? Oui. Ai-je sauvé des vies?
Probablement pas, bien que j’aie pu éviter à ces deux patients
d’être victimes de convulsions avant d’obtenir un diagnostic
précis. En fait, je n’ai traité ni l’un ni l’autre. Peut-être que ce
type de problème est plus facile à traiter en neurologie (domaine
où je ne suis pas un expert, mais que je connais juste assez pour
reconnaître une situation à haut risque lorsqu’on me la décrit)
que dans ma propre spécialité.
Je pense pouvoir dire sans me tromper que j’ai réussi à
mobiliser une équipe multidisciplinaire, accéléré le début du
traitement et facilité l’obtention des meilleurs résultats possible
dans ces circonstances. C’est peut-être la meilleure réponse à
la question « Pourquoi voulez-vous devenir médecin? » : « Pour
travailler avec une équipe de professionnels de la santé dans le
but d’améliorer les résultats chez les patients, de réduire la morbidité
et de soulager la douleur et la souffrance, tout en faisant
un travail stimulant, intéressant et bien rémunéré. » Quarante
ans après avoir été accepté à l’école de médecine, bien plus en
raison de mes notes et des résultats obtenus au Medical College
Admission Test (MCAT) que de mes brillantes réponses à l’entrevue,
je sais ce que j’aurais dû dire. Quoi qu’il en soit, contribuer
à sauver une vie de temps en temps est un événement rare, mais
très satisfaisant sur le plan personnel et professionnel.
Philip A. Baer, MDCM, FRCPC, FACR
Rédacteur en chef, JSCR
Scarborough (Ontario)
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