Automne 2021 (volume 31, numéro 3)
Gérer l’incertitude
Par Philip A. Baer, MDCM, FRCPC, FACR
Télécharger la version PDF
« Nous voulons toujours tout expliquer, mais l’innovation et le progrès se
produisent lorsque nous nous permettons d’embrasser l’incertitude. »
– Simon Sinek, auteur et conférencier inspirant
Deux patients que j'avais déjà vus auparavant m'ont été
adressés cette semaine. J’avais vu le patient n°1 quatre ans
plus tôt; son taux de CK élevé, stable et isolé1, était de
l'ordre de plusieurs centaines; il ne recevait pas de traitement à
base de statine, n’était pas atteint d’hypothyroïdie et ne présentait
aucune éruption cutanée, faiblesse ou atrophie musculaire. Je l’ai
rassuré et l’ai renvoyé chez son prestataire de soins primaires.
La patiente n°2 avait été vue il y a 10 ans; elle avait obtenu un
résultat positif au dosage des AAN avec un titre de 1/640 moucheté/homogène, un de ses parents était atteint de polyarthrite
rhumatoïde (PR) et elle présentait une légère fatigue et des
arthralgies. La patiente était atteinte d’hypothyroïdie qui était, à
mon avis, la cause la plus probable du résultat de son dosage des
AAN positif. Les résultats de tous les autres tests figurant dans
ses antécédents et son examen étaient négatifs. La patiente a été
rassurée, quelques examens supplémentaires ont été effectués
et se sont révélés négatifs (FR3, ENA4, anti-ADN-db5 et analyse
d’urine), et elle a été renvoyée aux soins primaires. Dans aucun de
ces deux cas, je n’ai suggéré de faire une série de tests en raison
de paramètres de laboratoire anormaux.
Les anomalies de laboratoire isolées ne me font pas perdre le
sommeil, mais les patients et les médecins de soins primaires
semblent être de plus en plus préoccupés par l’incertitude qu’engendrent
les chiffres en rouge des résultats de laboratoire dans le
dossier médical électronique (DME). Les portails de laboratoire
pour les patients ont entraîné une augmentation des demandes de
renseignements sur les anomalies de l’IDR6, de l’HME7 et d’autres
résultats de tests qui ne sont pas précisément demandés, mais
dont les résultats sont néanmoins reçus. La macro-instruction du
laboratoire qui accompagne chaque résultat de dosage des AAN
positif n’aide pas : « pourrait être un signe de... »
La médecine consiste à gérer l’incertitude, comme dans la
vie en général. Les effets d’un traitement, bons ou mauvais, sont
basés sur des probabilités. La médecine fondée sur les données
probantes est une excellente chose, mais qu’en est-il de toutes
les situations où il n’en existe pas (maladie rare, absence d’essais
cliniques à répartition aléatoire) ou dans les cas où elles sont en
conflit (il suffit de regarder les récentes directives sur le vaccin
contre la COVID-19, par exemple)? Les patients doivent encore
être traités sur-le-champ et des décisions doivent être prises.
Le « principe d’incertitude » peut-il nous aider? Le principe
d’incertitude d’Heisenberg, dans sa forme normalisée, décrit la
précision avec laquelle nous pouvons mesurer simultanément la
position et la quantité de mouvement d’une particule – si nous
augmentons la précision de la mesure d’une quantité, nous perdons
automatiquement de la précision dans la mesure de l’autre.
Eh bien, cela peut être vrai en mécanique quantique, bien que
cela fasse débat, mais n’ait d’aucune aide pour nos patients.
Si la prescription d’un test ne doit avoir aucune incidence sur ce
que vous faites, ne le prescrivez pas. C’est un bon conseil. Lorsque le
test est prescrit et génère un résultat anormal, ce résultat de laboratoire
cause, semble-t-il, un besoin irrépressible d’extrapoler. Que ce
soit à l’initiative du patient ou du médecin, les dosages des AAN ou
de la CK vont être répétés, souvent sans raison valable.
La patiente n°2 s’est présentée en premier. Elle avait changé
de médecin de famille et s’était à nouveau plainte d’une légère
fatigue et d’arthralgies. Un autre dosage des AAN s'est, une fois
de plus, révélé positif, mais avec un titre inférieur de 1/160
moucheté/homogène. J’ai pu directement le vérifier dans mes anciens
dossiers et le médecin généraliste aurait pu le trouver dans la
base de données publique des laboratoires s’il avait cherché. Rien
d’autre n’avait changé et ma conclusion est demeurée la même. J'ai
rassurée de nouveau la patiente (« c’est probablement lié à votre
thyroïde; un dosage des AAN positif est observé dans 13 à 15 %
de la population générale »), ce n’est pas nécessaire de répéter
ce dosage à l’avenir (« il sera positif à vie ») et comme d’habitude,
j’ai proposé une réévaluation (« votre médecin de famille peut
m’appeler pour toute question; je serai heureux de vous revoir si le
besoin s’en fait sentir »). Il est intéressant de noter que, peu avant
de me consulter, la patiente avait vu un autre rhumatologue, dont
le bilan comprenait des examens IRM négatifs des deux mains, un
examen que je n’aurais jamais eu l’idée de prescrire, mais chaque
génération de rhumatologues a son test préféré.
Le patient n°1 est aussi revenu avec son résultat de dosage de
la CK élevé. Il est toujours asymptomatique, ne prend aucun médicament,
ne fait aucun exercice physique intense, n’a pas d’antécédents
familiaux de myopathie ou de troubles neurologiques
et ne présente aucune faiblesse, éruption cutanée ou maladie
pulmonaire interstitielle. Peut-être que le taux élevé de la CK de
ce patient était lié au sexe et à la race ou à l’ethnicité, bien que je
doute de plus en plus de ce genre d’explication au vu de toutes les
révélations récentes concernant la correction des DFGe8 et EFR9
sur la base de tels critères. Encore une fois, le généraliste a dû
être rassuré, car le patient était sûr d’être en bonne santé et ne
semblait pas avoir besoin de mon avis sur la question.
Par contre, le patient récent n° 3 était un homme de 51 ans
envoyé par son médecin généraliste sur les conseils d’un chirurgien
orthopédique qui avait évalué le patient pour des douleurs
récurrentes à la cheville et au pied et n’avait rien trouvé à opérer.
D’après les antécédents, il était évident qu’il s’agissait d’un
cas de goutte, mais le patient a déclaré que cela avait été exclu
par son médecin généraliste, car le taux d’acide urique était
toujours normal. Eh bien cela pourrait sembler normal pendant
une crise aiguë, mais la base de données du laboratoire a révélé des niveaux de 530, 484 et 465 μmoles/L au cours des dernières
années. Le seul problème était que le laboratoire avait fixé la
limite supérieure de la normale à 512, ce qui est loin de la valeur
optimale ou de la valeur du traitement à cibler qui est 360. Or,
dans le DME, les valeurs 484 et 465 étaient indiquées en noir
(« normal ») et non en rouge. Le patient a été soulagé d’apprendre
qu’il n’était plus un « mystère médical ».
De la même façon, le patient n°4 m'avait été adressé pour une
aggravation de son ostéoporose. Une récente mesure de sa DMO10
avait fourni des résultats séquentiels entre 2000 et 2018. Il est
intéressant de noter que la DMO réelle formulée en g/cm2 était
pratiquement la même au début et à la fin de cette longue période
d’observation. Cependant, la colonne intitulée « Évolution de la
DMO » présentait une série ininterrompue de signes négatifs. De
toute évidence, quelque chose avait mal tourné dans l’algorithme.
Sinon, on aurait pu comparer cela à l'escalier imaginaire de Penrose
rendu populaire par l’artiste MC Escher et le film « Origine »
(Inception) et dont les marches font quatre virages à 90 degrés en
montant ou en descendant, mais forment une boucle continue,
de sorte qu'une personne pourrait les dévaler indéfiniment sans
jamais descendre plus bas. J’ai mérité mes honoraires de consultation
pour avoir compris cela et j’ai félicité le patient d’avoir
toujours la même DMO bien qu’il ait vieilli de 18 ans. Aucun
traitement n'a été requis!
Une semaine typique au bureau : les incertitudes sont atténuées
pour les deux premiers patients, et des certitudes sont fournies
aux deux derniers. La médecine reste toujours intéressante.
Philip A. Baer, MDCM, FRCPC, FACR
Rédacteur en chef, JSCR
Scarborough (Ontario)
1. CK : créatine-kinase
2. AAN : anticorps antinucléaire
3. FR : facteur rhumatoïde
4. ENA : antigène nucléaire soluble
5. ADN-db : ADN double brin
6. IDR : indice de distribution des globules rouges
7. TCMH : teneur corpusculaire moyenne en hémoglobine
8. DFGe : débit de filtration glomérulaire
9. EFR : exploration fonctionnelle respiratoire
10 DMO : densité minérale osseuse
|