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Printemps 2019 (Volume 29, numéro 1)

Cannabis médical : le nouveau miracle ou une pandémie de placebo?

Mary-Ann Fitzcharles, M.D., FRCPC

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Il a 57 ans et pourrait, un jour, mettre fin à ses jours en raison d’une douleur neuropathique intolérable au genou droit, à la suite de différentes interventions orthopédiques suivies d’une arthroplasie totale du genou. Il a été désintoxiqué des opioïdes à plus de 500 mg/jour d’équivalent de morphine, mais la douleur était si atroce que l’équipe a décidé de réintroduire les opioïdes à une dose limitée à 80 mg/jour d’équivalent de morphine. Il fume 1,5 g de cannabis tous les jours, qu’il obtient auprès d’un ami qui le cultive illégalement. Comme cadeau de Noël, il a reçu un « flacon vert » étiqueté « CBD 500 mg dans 30 mL », ayant coûté 100 $ à son ami. Après 1 jour d’administration de 3 gouttes 3 fois par jour (f.p.j.), sa douleur s’est miraculeusement améliorée, mais il n’a pas réduit sa dose actuelle d’opioïdes. Il arpente toujours sans cesse le corridor lorsqu’il attend pour son rendez-vous. Il a demandé un renouvellement de son ordonnance d’opioïdes qui est stable depuis quatre ans, et le dépistage de drogues dans l’urine était négatif pour d’autres substances que les opioïdes et les cannabinoïdes.

Selon quelques calculs rapides, si l’étiquette sur le « flacon vert » est exacte, chaque mL de liquide contient donc 16,6 mg de cannabidiol (CBD) et chaque goutte (de 0,02 à 0,05 mL) contient de 0,33 mg à 0,83 mg de CBD. Par conséquent, neuf gouttes de liquide du « flacon vert » représentent environ 3 à 8 mg/jours de CBD. En tant que son médecin traitant, j’ai quelques questions. Comment ce miracle peut-il s'expliquer? Est-ce que l'étiquette sur le « flacon vert » reflète exactement son contenu? Le produit que renferme le « flacon vert » est-il sécuritaire pour mon patient? Mon patient s'est-il fait escroquer de son maigre revenu par des charlatans? Explorons certaines de ces questions.

Posologie du cannabis
Le fait qu’une dose apparemment homéopathique d’huile de CBD entraîne des effets aussi étonnants dépasse l’entendement, en particulier dans le cadre d’une prise d’opioïdes à dose modérément élevée ainsi que de cannabis fumé quotidiennement. Il existe peu de renseignements sur les schémas posologiques du cannabis, mais selon la littérature, on recommande des doses de CBD de l’ordre de 50 à 200 mg/jour pour certains problèmes de santé; des enfants atteints du syndrome de Dravet ont reçu jusqu’à 50 mg/kg/jour de CBD; les nabiximols, commercialisés sous la préparation pharmaceutique Sativex, renferment 2,5 mg de CBD et 2,7 mg de Δ9-tétrahydrocannabinol (THC) 2,7 mg par bouffée, dans le cadre d’études indiquant de 6 à 8 bouffées par jour. Google nous indique de « commencer par une dose de 10 mg de CBD, même si un micro-dosage de 2,5 à 5 mg de CBD est parfois utilisé. » De plus, Google indique que certains patients peuvent consommer jusqu’à 1 000 mg par jour, mais dans ce cas, il est préférable de demander l’avis d’un médecin « averti en matière de cannabis ». Google ne définit pas les qualifications ou les compétences d’un médecin « averti en matière de cannabis ». Le « flacon vert » doit contenir un ingrédient véritablement magique qui défie ma simple compréhension.

L’étiquette du « flacon vert » est-elle exacte?
L’analyse des produits de cannabis médical (huiles, fleurs et comestibles) des É.-U. et des Pays-Bas a révélé d’importantes inexactitudes d’étiquetage pour plus de 50 % des produits, dont des valeurs inférieures, supérieures ou inexactes de CBD et de THC figurant sur les étiquettes1-4. À l'exception d’une étude de marché menée au Canada en 2016 et ayant révélé des inexactitudes semblables, on ne compte aucune étude publiée en matière d'exactitude de la teneur en cannabis médical au Canada. De plus, il n'existe actuellement aucune norme industrielle universelle en matière d’analyse pour déterminer le contenu moléculaire du cannabis médical. Les règlements en matière de contrôle de la qualité du cannabis au Canada sont axés sur l'assurance de bonnes pratiques dans la manipulation du produit, la tenue des registres et l’assurance de l’absence de contaminants, en accordant peu d’attention à l'assurance de l'exactitude du contenu moléculaire des produits de cannabis. Par conséquent, nous devons remettre en question l’étiquetage du contenu moléculaire dans le « flacon vert » et d'autres produits. Cela entraîne la remise en question de l’innocuité de la substance du « flacon vert ». La réponse honnête est que nous ignorons totalement ce qui est vendu à nos patients, tant du point de vue du contenu moléculaire que de celui de l’innocuité. Toutefois, nous pouvons anticiper que les patients se tourneront de plus en plus vers des produits moins coûteux, obtenus de sources suspectes, probablement non réglementées.

Un effet placebo de masse existe-t-il?
Un autre élément à prendre en considération est de savoir si la population se trouve en situation d’effet placebo de masse amorcé par les médias. Un effet placebo peut être favorisé davantage par la perception du patient de maîtriser personnellement le choix du traitement, une pratique de plus en plus courante chez nos patients. Les médias ont fortement propagé le message du cannabis médical au moyen des rapports abondants attestant principalement le succès et les effets positifs. Nous sommes bombardés d’images d’établissements de culture de pointe, de personnel vêtu d’uniformes stériles et des visages souriants de personnes affirmant le succès du traitement. Les rapports occasionnels sur les admissions aux services d’urgence des personnes subissant des effets indésirables, en particulier les enfants, sont souvent mis de côté et reçoivent moins d'attention5- 8. Les patients cherchent une potion magique et la communauté médicale a peut-être eu tort de ne pas reconnaître les possibles bienfaits du cannabis. Le produit n’a peut-être pas tant d’effet sur le problème médical sous-jacent, mais plutôt un effet psychoactif sournois qui procure une sensation de relaxation et de calme, ce qui n’est possiblement pas un avantage à négliger pour bon nombre de patients.

Qui donne des conseils à propos du cannabis médical?
Les médias et Internet sont inondés de conseils, de rapports favorables et de détails sur le cannabis médical. Les membres du personnel des dispensaires, dont moins de 20 % déclarent une formation médicale, conseillent librement les patients aux États-Unis9. Au Canada, les agents pour les producteurs fournissent des conseils semblables, mais sans documentation de la formation de ces personnes. Le traitement idéal adapté au patient comprendrait des conseils en matière de contenu moléculaire idéal, de schéma posologique et d’ajustements pour un problème précis chez un patient en particulier. Cette notion rappelle les anciens apothicaires, qui combinaient différents ingrédients pour obtenir le mélange parfait. Les représentants des producteurs ainsi que les médecins « avertis en matière de cannabis » font la promotion de ce sentiment de médecine très personnalisée. Il est difficile de comprendre comment les médecins actuels se perçoivent comme des experts de l’administration d’une seule substance. Les soins médicaux idéaux consistentils à ne pas tenir compte de la personne dans son ensemble? Serait-il possible que les « cliniques de cannabis » d'aujourd’hui ressemblent beaucoup aux « usines à opioïdes » médicaux en Amérique du Nord qui ont entraîné d’extrêmes souffrances?

La réalité
Il n’est pas question de revenir en arrière étant donné que le cannabis est une substance légale à usage médical et récréatif au Canada qui est facilement accessible à ceux qui s'accrochent à l’espoir d’un soulagement médical. Qui sont les gagnants? L’industrie est manifestement florissante, on encense le caractère visionnaire des politiciens canadiens, le Canada est fier d’être un chef de file dans ce domaine, les nouvelles sur le cannabis se vendent bien, mais qu’en est-il de nos patients? Certains patients découvriront peut-être un traitement réellement magique, mais les intérêts financiers des intervenants seront manifestement substantiels. En tant que médecins exerçant une médecine fondée sur des données probantes, n'est-il pas aberrant que nous pivotions de 180 degrés, et que nous adoptions des anecdotes et des croyances populaires, en mettant de côté notre jugement rationnel?

Le cannabis, désormais intégré dans les soins cliniques, peut représenter une panacée véritablement négligée pour de nombreux malades ou les médecins sont peut-être à deux doigts d’une épidémie de pseudoscience mise de l’avant par une poignée de médecins « avertis en matière de cannabis » qui appuient leur compétence sur une « expérience clinique », de mauvaises données scientifiques et une promotion vigoureuse auprès d’une population de patients vulnérables. L’évolution de cette saga dans le temps reste à voir. Le cannabis émergera-t-il comme un ajout véritablement négligé, mais bienvenu, à l'arsenal des médecins? L’enthousiasme actuel s’évanouira-t-il simplement ou sommes-nous en train d’ouvrir une boîte de Pandore effrayante? Toutefois, je plains les personnes à faible revenu qu’on incite à dépenser des dollars précieux sur une possible poudre de perlimpinpin moderne. Est-ce le calme avant la tempête?

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteure, appuyées par des références scientifiques et une vaste expérience clinique. Elles ne doivent pas être considérées comme représentant une position officielle de la SCR, du JSCR ou de STA Communications.

Références :

1. Jikomes N, Zoorob M. The cannabinoid content of legal cannabis in washington state varies systematically across testing facilities and popular consumer products. Sci Rep 2018;8:4519.

2. Hazekamp A. The trouble with cbd oil. Medical cannabis and cannabinoids 2018;1:65-72.

3. Vandrey R, Raber JC, Raber ME, Douglass B, Miller C, Bonn-Miller MO. Cannabinoid dose and label accuracy in edible medical cannabis products. JAMA 2015;313:2491-3.

4. Bonn-Miller MO, Loflin MJE, Thomas BF, Marcu JP, Hyke T, Vandrey R. Labeling accuracy of cannabidiol extracts sold online. JAMA 2017;318:1708-9.

5. Vo KT, Horng H, Li K, Ho RY, Wu AHB, Lynch KL, et al. Cannabis intoxication case series: The dangers of edibles containing tetrahydrocannabinol. Ann Emerg Med 2018;71:306-13.

6. Thomas AA, Mazor S. Unintentional marijuana exposure presenting as altered mental status in the pediatric emergency department: A case series. J Emerg Med 2017;53:e119-e23.

7. Wang GS, Le Lait MC, Deakyne SJ, Bronstein AC, Bajaj L, Roosevelt G. Unintentional pediatric exposures to marijuana in colorado, 2009-2015. JAMA pediatrics 2016;170:e160971.

8. Rao DP, Abramovici H, Crain J, Do MT, McFaull S, Thompson W. The lows of getting high: Sentinel surveillance of injuries associated with cannabis and other substance use. Can J Public Health 2018;109:155-63.

9. Haug N KD, Sottile J, Babson K, Vandrey R, Bonn-Miller M. Training and practices of cannabis dispensery staff. Cannabis and cannabinoid research 2016;1:244-51.

Mary-Ann Fitzcharles, M.D., FRCPC
Professeure agrégée de médecine,
Centre universitaire de santé McGill
Montréal (Québec)

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