Hiver 2019 (Volume 29, numéro 4)
La rhumatologie, ici et ailleurs : Un parcours de 18 ans, d’Istanbul à Ottawa
Par Sibel Zehra Aydin, M.D.
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Je suis rhumatologue pour adultes et je travaille à l’Université d’Ottawa depuis 2015. Voici le récit de mon parcours personnel en rhumatologie, qui m’a menée d’Istanbul à Ottawa.
J’ai terminé mon stage en rhumatologie en 2001, dans le cadre de ma résidence en médecine interne à l’Université Marmara d’Istanbul, en Turquie. J’ai su à ce moment-là que ce serait ma spécialité. J’étais particulièrement intéressée par les facteurs pronostiques dans les cas de spondylarthrite et j’étais passionnément convaincue que je pourrais aider à mieux comprendre la maladie si je faisais de la recherche. J’ai donc amorcé des travaux de recherche dans ce domaine durant ma formation en médecine interne, mes tout premiers projets portant sur les biomarqueurs de la spondylarthrite, établissant un lien entre l’intestin et les lésions radiologiques. J'ai ensuite entrepris ma résidence en rhumatologie en 2005, à la même université.
J’ai tenu pour la première fois une sonde échographique durant ma première année de résidence en rhumatologie, en 2006. J’ai tout de suite réalisé que je ne pourrais plus exercer sans cet instrument. Cependant, il me fallait apprendre cette technique, et ce, auprès des meilleurs professeurs. Je me suis donc rendue en Italie pour travailler avec les professeurs Walter Grassi et Emilio Filippucci, les deux gourous de l’échographie qui ont changé ma vie à tout jamais. Depuis, l’échographie est non seulement devenue un outil irremplaçable dans ma pratique clinique, mais elle a aussi modifié considérablement le cours de mes recherches.
En 2009, mon chef, le professeur Haner Direskeneli, un homme sage, m’a dit que si je voulais devenir une bonne chercheuse, je devais aller faire des recherches à l'étranger. C’est ainsi que je me suis retrouvée à Leeds, au Royaume-Uni, pour travailler avec le professeur Dennis McGonagle, peu après qu’il eut publié sa théorie sur le complexe synovio-enthésique. Ce fut une période extrêmement productive de ma vie, qui a modifié l'orientation de mes recherches. Une question de recherche en entraînant une autre, j’ai passé 10 ans à étudier l’imagerie et la façon dont cette technique améliore l’évaluation et la compréhension de ces maladies.
Puis, en 2014, j’ai été invitée à rencontrer des membres de la Division de rhumatologie, à Ottawa. Quelle chance j’ai eue de rencontrer ces gens si sympathiques qui s’intéressaient à ce que je faisais et à ce que je pourrais offrir... Après quelques rencontres, nous nous sommes serré la main et ma famille et moi avons déménagé à Ottawa en 2015. Il y a eu certes quelques difficultés en cours de route, mais je me suis toujours sentie choyée d’être à Ottawa. Enfin, j’étais dans un endroit où je pouvais apporter ma contribution, entourée de gens ouverts d'esprit.
Dernier point, et non le moindre, avant que tout cela n’arrive, j’ai fait la rencontre d’un garçon durant mes études secondaires, en 1992. J’ai su qu’il était le bon et il est finalement devenu mon mari et le père de mes deux fils.
Après cette brève introduction, j’aimerais maintenant vous parler de mon processus de transition. Bien que certaines similitudes entre les systèmes de santé canadien et turc m’aient facilité la vie, il y a des différences auxquelles j’ai eu de la difficulté à m’adapter. Voici quelques similitudes et différences :
1) Ce que les patients veulent et ce dont ils ont besoin : Les besoins des patients sont presque universels, c'est pourquoi les soins aux patients ne m'ont posé aucun problème. Une légère différence entre les deux pays est que les décisions médicales en Turquie sont plus souvent prises par les médecins, car les patients ont plus souvent tendance à laisser les décisions aux experts. Je reconnais que le système canadien est davantage axé sur les patients, ce qui reflète les différences culturelles.
2) Autre différence culturelle : Les actes de violence perpétrés contre les médecins et les tentatives de violence à leur égard sont malheureusement devenus un grave problème en Turquie, et ce facteur contribue largement à l’augmentation de l’épuisement professionnel chez les médecins. Les réactions émotives, qui font partie de la culture méditerranéenne, ce qui peut avoir une incidence sur les réactions des patients aux nouvelles bouleversantes, entraînant malheureusement parfois des comportements violents.
3) Assurances : En Turquie, tous les patients bénéficient de l’assurance-maladie publique, comme au Canada. L’assurance privée a toutefois une signification différente en Turquie, où il existe également des hôpitaux privés qui ne sont pas financés par l’État. Les patients qui le souhaitent ont donc le choix, s’ils ont une assurance privée ou s’ils en ont les moyens, de recevoir des services très rapidement et dans un plus grand confort (services hospitaliers se comparant à ceux d’un hôtel cinq étoiles). Un tel système peut sembler inéquitable, et je crois qu’il l’est. Cependant, il allège également le système public et laisse ainsi plus de temps et de places pour les personnes qui n’ont pas les moyens d’aller en pratique privée.
4) Assurance-médicaments : En Turquie, tous les médicaments sont couverts par le système public de soins de santé; il est donc rare qu’un patient ne puisse se payer des médicaments.
5) Longues lettres : Les médecins de famille et les rhumatologues ne communiquent pas par lettres en Turquie. La documentation n’est destinée qu’au spécialiste, pour lui permettre de faire un suivi de ses évaluations et pour s’assurer que le médecin est protégé légalement en cas de problème, dans la plupart des hôpitaux.
6) Délai d’attente pour une consultation avec un spécialiste ou un examen d’imagerie : En Turquie, les patients n’ont pas à attendre plus de deux mois pour consulter un spécialiste ou subir une chirurgie. De même, le délai pour un examen d’imagerie par résonance magnétique est d’au plus deux semaines. Cette rapidité d’accès impose toutefois un fardeau aux médecins, qui doivent voir un nombre irréaliste de patients tous les jours. Le temps réservé à la recherche est un privilège qui n’est accordé qu’à un petit groupe de médecins; de nombreux autres doivent soutenir 10 cliniques par semaine.
7) Nombre élevé de spécialistes en physiothérapie et rééducation dans l’ensemble du pays : En Turquie, il y a probablement environ dix fois plus de spécialistes en physiothérapie et rééducation que de rhumatologues, et ces spécialistes traitent les causes non inflammatoires de la douleur musculosquelettique, y compris la fibromyalgie et l’arthrose.
8) Trouver mille et une excuses pour ne pas apprendre l’échographie musculosquelettique : Les obstacles sont universels... tout comme les avantages. Quel que soit l’endroit où je travaille, les obstacles ne sont pas trop difficiles à surmonter lorsque les gens reconnaissent la valeur de cette technique. Je suis très heureuse de constater que l’utilisation de l’échographie est en hausse dans ma division, et que les obstacles se font de plus en plus petits au fil du temps.
Mon parcours a commencé en Turquie, puis m’a menée en Italie et au Royaume-Uni, et il se poursuit maintenant au Canada. Je suis très heureuse et très fière de faire partie de ce prestigieux milieu de la rhumatologie et je continuerai à contribuer aux soins aux patients, à l'éducation et à la recherche, autant que possible.
Sibel Zehra Aydin, M.D.
Professeure agrégée,
Faculté de médecine,
Division de rhumatologie
Clinicienne-chercheuse principale,
Programme d’épidémiologie clinique,
Institut de recherche de l'Hôpital d'Ottawa
Directrice de la recherche, Centre de l’arthrite
Université d’Ottawa
Ottawa (Ontario)
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