Hiver (Volume 28, numéro 4)
Réflexions sur l’éthique dans
la recherche médicale
par Philip A. Baer, MDCM, FRCPC, FACR
« Une seule règle de l’éthique médicale vous
concerne, à savoir les mesures que vous
prenez pour protéger au mieux les intérêts
de vos patients. » [Traduction] – Dr Martin H. Fischer
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J’ai commencé à réfléchir à ce sujet récemment lorsque deux
événements apparemment sans lien sont survenus à peu de
temps d’intervalle : l’arrêt du seul essai de recherche clinique
auquel je participais encore activement et la diffusion
récente d’un documentaire appelé Three Identical Strangers que
j’ai regardé avec ma conjointe.
Pendant 25 ans, j’ai été le chercheur principal de divers essais
de phase II, III ou IV et de registres. Au début, des essais sur les
anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) et les coxibs étaient
couramment menés, notamment l’étude SUCCESS-1 (célécoxib
comparé au naproxène), l’étude MORE (méloxicam comparé à
un placebo) ayant évalué le naproxène sous forme entérosoluble
par rapport au naproxène de référence, l’étude VIGOR (rofécoxib
comparé au naproxène) et les essais pivots de phase III portant sur
un AINS topique mis au point au Canada appelé Pennsaid (diclofénac
contenant du diméthylsulfoxyde). L’étude VIGOR a suscité
beaucoup d’anxiété, puisqu’elle était axée sur l’apparition d’événements
indésirables et qu’elle ne devait être interrompue qu’après
la survenue d’hémorragies gastro-intestinales supérieures chez un
certain nombre de patients. Parmi mes 12 patients participant à
cette étude, l’un d’eux n’a, fort heureusement, présenté que des
saignements légers durant son traitement par le naproxène, ce
qui a confirmé l’hypothèse de l’étude selon laquelle le rofécoxib
était plus sûr que le naproxène. Malheureusement, les événements
cardiovasculaires survenus ont fait pencher la balance de l’autre
côté, amorçant ainsi la cascade d’événements ayant mené à l’arrêt
du traitement par le rofécoxib et d’autres inhibiteurs de la COX-2
et à de nombreuses poursuites judiciaires. Des chercheurs rhumatologues
canadiens de renommée se sont retrouvés au coeur du
scandale médiatique qui s’en est suivi, dont la Dre Claire Bombardier,
la chercheure principale de l’étude VIGOR. Comme j’avais
très peu d’influence, je n’ai pas attiré l’attention.
Par la suite, j’ai participé à divers essais sur le traitement de la
polyarthrite rhumatoïde par des agents qui se sont avérés inefficaces
de même qu’aux essais préliminaires sur un agent biologique
alors appelé D2E7, qui est maintenant mieux connu dans le monde
entier sous le nom d’adalimumab. Pendant 15 ans, j’ai été chercheur
du registre canadien BioTRAC; j’assurais le suivi des patients
atteints de polyarthrite rhumatoïde, de spondylarthrite ankylosante
ou de rhumatisme psoriasique traités par l’infliximab, le golimumab
ou l’ustékinumab. Cet essai, qui s’est poursuivi malgré deux
fusions de sociétés et qui a admis au total 3 000 patients canadiens,
a été interrompu vers le milieu de l’année 2018. Les résultats
de l’essai ont été diffusés grâce à de nombreuses présentations par
affiches et même lors d’une présentation orale organisée par l’American
College of Rheumatology (ACR) que j’ai moi-même faite.
À mon avis, la participation aux essais cliniques entraîne, au
fil du temps, des frais de plus en plus importants pour les patients
et les chercheurs. En raison de la disponibilité d’agents
dont l’efficacité est reconnue pour traiter bon nombre de maladies
rhumatismales, il est difficile de justifier la tenue d’essais
cliniques contrôlés par placebo dans un contexte canadien. Les
formulaires de consentement sont de plus en plus longs et difficiles
à comprendre en entier, les exigences concernant la documentation
des effets indésirables sont de plus en plus strictes,
les comités d’éthique pour la recherche demandent de plus en
plus de renseignements et les dossiers doivent maintenant être
conservés 25 ans. Il s’agit d’une longue période pour une personne
en milieu de carrière ou ayant dépassé ce cap, comme
moi. Je crois que je ne participerai à aucun nouvel essai mené
dans mon centre dans le futur.
Pourquoi les exigences relatives à la recherche sont-elles aussi
strictes? Il suffit de regarder l’historique de l’expérimentation
humaine pour comprendre pourquoi il est si important de protéger
les sujets de recherche humains. Nous nous souvenons
bien des horreurs des expériences médicales nazies ayant mené
au Code de Nuremberg (1947), à la Déclaration de Genève
(1948) et à la Déclaration d’Helsinki (1964; dernière révision
en 2013), mieux connue de tous. Cependant, malgré cette réglementation,
on a rapporté des cas de non-respect des obligations
en matière de protection des sujets humains, même dans des
pays comme le Canada et les États-Unis.
L’« étude de Tuskegee sur la syphilis » décrite sur Google en
est un exemple particulièrement frappant. Dans le cadre d’une
étude amorcée en 1932 par les services de santé publique américains
en vue de connaître l’évolution naturelle de la syphilis
non traitée, de pauvres Afro-Américains de l’Alabama ont reçu
des soins médicaux gratuits. Les patients n’ont toutefois pas été
informés de leur diagnostic. Même lorsque la pénicilline a été
reconnue comme étant un traitement efficace, les chercheurs
ne l’ont pas administrée aux patients. L’étude a pris fin en 1972 à
la suite du témoignage d’un dénonciateur. L’étude a eu de nombreux
effets négatifs; elle a notamment entraîné la mort de nombreux
hommes atteints de la syphilis ainsi que la transmission
de l’infection à 40 conjointes et à 19 enfants (ayant contracté
une syphilis congénitale). Cette étude a mené à la création de
l’Office for Human Research Protections (OHRP) des États-Unis, lequel est chargé de surveiller les essais cliniques. Les
exigences courantes s’appliquant aux études cliniques sont
devenues obligatoires, y compris l’obtention du consentement
éclairé, l’annonce du diagnostic, la transmission précise des
résultats d’examens et la création de comités d’examen des établissements formés de non-professionnels chargés d’examiner
les protocoles d’étude et de protéger les intérêts des patients
en s’assurant que les patients participant aux études sont
informés de façon appropriée.
Revenons à un sujet qui me concerne de plus près. Je me souviens
du temps où je participais à des rotations de personnel
dans une unité de psychiatrie en tant qu’étudiant en médecine,
à l’Institut Allan Memorial de McGill. L’institut était situé à
Ravenscrag, dans l’ancien manoir sur le sommet de la colline de
Sir Hugh Allan, un magnat canadien du transport de marchandises
et de l’industrie ferroviaire des années 1800. Même si nous
trouvions l’endroit un peu étrange, nous ne savions pas alors
que les patients qui y avaient été hospitalisés durant les années
1950 et 1960 avaient participé sans le savoir à des expériences
menées dans le cadre du projet MK Ultra de la CIA. Ce projet
était dirigé à l’Institut Allan par le Dr Donald Ewen Cameron,
un influent psychiatre et nommé à une occasion président de
l’Association des psychiatres du Canada et de l’American Psychiatric
Association. Les sujets ont reçu du LSD, des électrochocs
de haute intensité et un traitement dit « méthode de confrontation
psychique » alors qu’ils se trouvaient souvent dans un coma
provoqué par des médicaments. Le projet MK Ultra s’est poursuivi
jusqu’en 1973. En 1992, des victimes canadiennes ont reçu
une compensation, alors que d’autres n’ont rien reçu.
Ce qui me ramène à mon point de départ, c’est-à-dire au film
Three Identical Strangers. Étant père de jumeaux, j’ai toujours
aimé les histoires sur les jumeaux, les triplets et les naissances
multiples. Sans vous dévoiler l’intrigue de ce film, que je vous recommande
fortement, je vous dirai que l’histoire concerne des
triplets identiques adoptés par trois familles différentes de l’état
de New York en 1961 et qui ignoraient l’existence de leur fratrie
jusqu’à ce que la chance les réunisse en 1980. Ils connaissent
alors un moment de gloire, mais leur avenir compte son lot de
tragédie, par exemple la découverte que leur adoption faisait
partie d’une étude scientifique ayant mal tourné, à l’image des
études que j’ai décrites précédemment.
La prochaine fois que vous vous questionnerez sur les raisons
justifiant la plus grande rigueur des critères d’admission des
patients aux essais cliniques, souvenez-vous que la réponse se
trouve dans les manquements commis par les chercheurs scientifiques,
qui ont été corrigés depuis peu de temps.
Philip A. Baer, MDCM, FRCPC, FACR
Rédacteur en chef du JSCR, Scarborough (Ontario)
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