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Printemps 2016 (volume 26, numéro 1)

Réflexions sur les mains rhumatoïdes

Par Catharine Dewar, Ph.D., M.D., FRCPC

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1922 - 2015

Au rédacteur en chef du Journal of Rheumatology :
La semaine dernière, j’ai revu une patiente pour la première fois depuis qu’elle a commencé à prendre un médicament biologique. Elle était très émotive en décrivant comment elle s’était assise au piano et avait choisi son morceau de musique préféré. Elle s’était mise à jouer et c’était difficile pour elle, ce qu’elle attribuait au manque de pratique depuis plus de cinq ans. En entendant de nouveau le piano prendre vie sous ses doigts, elle s’est sentie submergée par les émotions, et c’est ce qu’elle tentait de me faire comprendre. Un regard furtif vers ses mains a suffi pour voir comment elle se frottait les mains en étirant et pliant tous ses doigts, alors qu’il y avait fort longtemps qu’elle n’avait pas pu le faire sans douleur. Elle revivait devant moi la renaissance de ses mains. Rien d’étonnant à ce qu’elle soit au bord des larmes en me remerciant pour mes dons cliniques. Cela m’a rappelé les mains de ma mère et sa passion pour la musique classique.

Ma mère, Helen Catherine Howard, est décédée en 1999. Elle avait développé des symptômes de polyarthrite rhumatoïde (PR) à l’âge de 66 ans et, comme bien des patients qui comptent des membres de leur famille dans la communauté médicale, elle « n’avait pas lu le manuel » lorsqu’elle remettait en question mes compétences diagnostiques en tant que rhumatologue nouvellement diplômée depuis 1990. Elle présentait alors des signes de syndrome de la loge de Guyon et d’enthésopathie achilléenne, une combinaison peu commune et définitivement asymétrique. Des discussions et des examens s’ensuivirent et éventuellement, après bien des mois, il devint douloureusement apparent qu’elle était devenue « une rhumatoïde ».

Ses belles mains se sont détériorées de façon scandaleuse en moins de neuf années. Même une tâche aussi simple que hacher un oignon était devenu source d’impossibles douleurs pour elle. Mon frère m’a confié l’avoir entendu se lamenter « Je me suis tuée moi-même » après avoir entendu une discussion à propos de sa radiographie pulmonaire. Elle ne blâmait personne d’autre qu’elle-même pour son cancer du poumon après des décennies passées à fumer. Je savais que le tabagisme était aussi fortement lié à la PR1, mais je n’ai jamais partagée cette information avec elle; elle avait déjà bien assez de douleur mentale et physique à gérer. Elle a survécu au cancer du poumon à deux reprises en neufs ans, dans les deux lobes supérieurs tour à tour. Elle a cessé de fumer le soir de sa première lobectomie, abandonnant par la même occasion tous les rituels et comportements associés aux cigarettes, y compris le café, les journaux avec leurs mots croisés et le piano. Comme la Polonaise que je me souviens l’avoir entendu jouer2, elle avait une attitude héroïque; elle ne s’est jamais plainte, même en voyant la destruction progressive de ses mains.

Malheureusement, elle avait commencé à fumer dans la vingtaine; les cigarettes étaient un « cadeau » qu’on lui offrait pour la remercier de travailler dans une usine de guerre où elle préparait des œufs en poudre pour les troupes. Elle avait un merveilleux sens de l’humour et j’ai compris pourquoi elle n’avait jamais aimé les œufs après avoir cassé un « stinker » de trop. Dans les années 1940, les cigarettes causaient tout autant de dépendance qu’aujourd’hui, mais les mises en garde du Surgeon General des États-Unis ne viendraient que bien des années plus tard3.

Je compare parfois le cheminement de ma mère et la perte de ses mains aux étonnants cas de réussite que j’ai observés avec mes « rhumatoïdes » traités par des agents biologiques. C’est ce qui m’attriste le plus en fait... de savoir que ma propre mère aurait pu éviter l’indignité de devenir invalide et confinée à la maison si seulement elle avait vécu quelques mois de plus. Elle aurait connu « l’ère biologique ». Ironiquement, j’ai publié mes résultats de recherche dans le domaine des cytokines chez les patients atteints de PR une année avant l’apparition de sa seconde tumeur au poumon et quelques années avant son décès4. Les lobes inférieurs qui lui restaient avaient été affaiblis par la prednisone et elle a rapidement succombé à une pneumonie d’origine communautaire. Tous les médicaments traditionnels permettant une rémission de la PR avaient échoué et son rhumatologue avait dû s’en remettre aux stéroïdes pour soulager ses souffrances. Elle nous a quittés beaucoup trop jeune, à l’âge de 74 ans. Son mari, mon père, a dû poursuivre sans elle jusqu’à son décès, le 19 août 2015, à l’âge de 93 ans. Il a été un des premiers rhumatologues accrédités de l’Ouest canadien5. Il avait été formé avec Philip Hench à la Clinique Mayo au début des années 1950, époque de la découverte de la cortisone qui promettait d’être la « cure » pour la PR6. Mon père détestait voir les problèmes que la prednisone causait à sa femme, mais il comprenait la futilité de sa situation. Mon père a aussi vécu ses dernières années à sa propre façon héroïque sans jamais se plaindre... mais il n’a jamais eu de problèmes avec ses articulations.

Ma mère a été un excellent modèle pour un mari et une fille rhumatologues. Ce poème est dédié à ma mère et à tous les « rhumatoïdes » qui ont souffert d’une douloureuse invalidité et déformation des mains avant l’ère biologique.

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Dre Catharine Dewar.

My Mother’s Hands
I see the tendons bounce and dance
then disappear,
floating across the metacarpals
whose heads sway in gentle rhythm.
I’m spellbound by your loving hands
as I watch you play Chopin’s Heroic Polonaise.

Your fingers come alive
stretching and yawning
across the octaves,
mocking the demands of the notes.

I see your hands floating lightly
embracing the blacks and the whites,
allowing for the differences
of all participants.
Essential elements
to the composition,
the music,
and the gifts
of your life.


Références :

1. Voigt LF, Koepsell TD, Nelson JL, Dugowson CE, Daling JR. Smoking, obesity, alcohol consumption, and the risk of rheumatoid arthritis. Epidemiology 1994; 5:525-32.

2. La Polonaise de Chopin en la bémol majeur, Op. 53, la Polonaise « héroïque ». Pour entendre cette composition de 1842 de Chopin, visitez www.chopinproject.com.

3. Winkelstein W Jr. From the editor: the Surgeon General’s report on smoking and health (sic). Am J Epidemiol 2002; 155:1142.

4. Dewar CL, Harth M. Superoxide production from cytokine-treated adherent rheumatoid neutrophils. Clin Invest Med 1994; 17:52-60.

5. Ryan JP. History of rheumatology in southern Alberta. CRAJ 2015; 25:20-1.

6. Lloyd M. Philip Showalter Hench 1896-1965. Rheumatology 2002; 41:582-4.

Reconnaissance
Je suis éternellement redevable à mon père, feu le Dr David Lloyd George « Red » Howard, qui a été mon premier mentor en rhumatologie.

Catharine Dewar, PhD, MD, FRCPC
Chef,
Division de rhumatologie,
Département de médecine,
Hôpital Lions Gate
Vancouver Nord (Colombie-Britannique)

Reproduit avec l’autorisation de la Dre Catharine Dewar et The Journal of Rheumatology.
Dewar C. J Rheumatol 2015; 42(11). Tous droits réservés.

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