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Été 2016 (volume 26, numéro 2)

Chikung... quoi?

Par Stephanie Keeling, M.D., M.Sc., FRCPC

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Cas : Le patient était un triathlonien de 46 ans en bonne santé, sans antécédents d’arthrite, qui après un séjour d’une semaine en Dominique républicaine est revenu atteint de polyarthrite fébrile. Étant donné son historique de fièvre chez un voyageur qui revient au pays, son médecin de famille a fourni un excellent dossier d’examens médicaux. En considération du différentiel, le dossier incluait des tests de dépistage pour le virus de la dengue, le virus Chikungunya (CHIKV; anticorps IgM au Centre pour le contrôle des maladies de Winnipeg), le virus d’Epstein-Barr, le paludisme, la leptospirose, la rougeole, les oreillons et la rubéole, ainsi qu’une hémoculture pour les infections bactériennes (p. ex. la méningococcémie), la rickettsie, le VIH, la chlamydia et la gonorrhée. En dedans d’une semaine durant laquelle il a été traité par des anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS), son test d’IgM anti-Chikungunya est revenu avec un résultat positif confirmant le diagnostic clinique soupçonné : ce patient présentait un cas typique de CHIKV.

Quand j’ai rencontré ce patient en clinique, il était affaibli et misérable. Il présentait une polyarthrite significative des mains, des pieds, des chevilles et des genoux avec œdème péri-articulaire superposé et ténosynovite. Il avait un résultat négatif pour toutes les sérologies rhumatismales, des marqueurs inflammatoires élevés et des radiographies de départ normales. Comme un premier essai avec des AINS avait déjà échoué et qu’il recevait de la prednisone (20 mg par jour) lorsqu’il s’est initialement présenté en clinique de rhumatologie, nous l’avons traité comme s’il s’agissait d’un cas de polyarthrite rhumatoïde (PR) grave. Sur une période de quatre mois, il a reçu un traitement par association (25 mg de méthotrexate par voie sous-cutanée par semaine avec 400 mg d’hydroxychloroquine par jour et un gramme de sulfasalazine deux fois par jour) qui n’a suscité qu’une réponse partielle. Récemment, l’ajout de léflunomide au régime susmentionné a également échoué. Il est maintenant sous évaluation pour un agent inhibiteur du facteur de nécrose tumorale (TNF).

Alors que la menace du virus Zika figure systématiquement aux nouvelles du soir, un autre virus apparenté transmis par des arthropodes, le virus Chikungunya, devrait être présent à l’esprit des rhumatologues. Initialement décrit lors d’une épidémie en Tanzanie en 1952, l’alphavirus à ARN monocaténaire (appartenant à la famille des Togaviridae) s’est propagé à près de 40 pays en Asie, en Afrique, en Europe (spécifiquement l’Italie) et plus récemment, dans les Amériques. Cette maladie largement répandue n’est plus considérée comme une simple « maladie tropicale », principalement à cause de la répartition géographique des deux principaux moustiques vecteurs (Aedes aetypti et Aedes albopticus).

Les premiers cas dans les Amériques ont été signalés en décembre 2013 sur l’île antillaise de Saint-Martin, avec une éventuelle transmission locale signalée dans la zone continentale des États-Unis, en Floride, à la mi-juillet 2014. Alors que Ae. aegypti se retrouve dans le sud-est des États-Unis, dans certaines parties du sud-ouest et en Californie, Ae. albopticus a un potentiel plus étendu de transmission de la maladie en raison de sa présence dans les états du sud-est et de la région du centre du littoral de l’Atlantique, ainsi que dans le sud-ouest, le nord-est et le bas du Midwest américain. Par ailleurs, la forte propension humaine à voyager entre les Amériques pour profiter du soleil ou pour affaires, combinée aux moustiques qui en profitent pour se dissimuler à bord des cargos commerciaux et des avions, favorise l’inévitable propagation de cette maladie de façon semblable à la future distribution projetée pour le virus Zika.

Les symptômes cliniques d’une infection par le CHIKV se manifestent rapidement, avec une période d’incubation moyenne de deux à quatre jours (intervalle de un à quatorze jours). Les symptômes typiques comprennent une forte fièvre pendant trois à cinq jours, des douleurs articulaires après quelques jours de fièvre et une éruption maculeuse ou maculo-papuleuse chez de nombreux patients. Certains présentent aussi de terribles maux de tête, de la myalgie et des symptômes gastrointestinaux. Plus rarement, les patients peuvent déve lopper une insuffisance respiratoire, une décompensation cardiovasculaire, une myocardite, une hépatite aiguë, une insuffisance rénale et une atteinte neurologique (p. ex. méningo-encéphalite, syndrome de Guillain-Barré).

L’atteinte articulaire typique comprend les mains, les poignets et les chevilles; toutefois, de nombreux patients signalent aussi d’autres douleurs articulaires et une atteinte squelettique axiale. De nombreux patients présentent de l’œdème périarticulaire, de l’enflure ou des épanchements articulaires importants. Au fil du temps, les caractéristiques du CHIKV chronique comprennent les douleurs articulaires/arthrite, la polyarthrite œdémateuse des doigts et des orteils et une ténosynovite grave. « Chikungunya » en swahili signifie « celui qui marche courbé », reflétant bien la posture que les patients adoptent souvent en raison de la forte douleur associée à cette maladie.

Le problème avec le CHIKV est qu’il est associé à un risque important de rhumatisme inflammatoire chronique (RIC) post-CHIKV, avec développement d’arthrite post-virale non spécifique, de PR, de spondylite séronégative et d’autres troubles musculosquelettiques non inflammatoires, incluant les douleurs articulaires persistantes. Une récente revue systématique des publications scientifiques a révélé que 25 % des cas de CHIKV entraîneraient le développement de RIC post-CHIKV et 14 % développeraient de l’arthrite chronique. La durée de ces symptômes peut varier considérablement. Dans la majorité des cas, des AINS et des stéroïdes sont utilisés en première intention avec de la physiothérapie sur les articulations touchées. Pour les cas plus persistants et incapacitants, des antirhumatismaux modifiant l’évolution de la maladie (ARMM), comme le méthotrexate, et des agents biologiques, comme les inhibiteurs du TNF, ont été utilisés avec un degré de succès variable.

Même si les agents antiviraux comme la ribavirine et l’interféron-α ont un effet in vitro, ils ne combattent pas l’infection chez les humains. De même, les antipaludiques sont inefficaces, malgré le fait que certains cliniciens postulent qu’ils ont un effet anti-inflammatoire. Des questions ont été soulevées à propos de la persistance du CHIKV chez les patients atteints d’une maladie chronique et de la possibilité d’un dérèglement immunitaire chez les personnes concernées. Malheureusement, il n’existe actuellement aucun vaccin contre le CHIKV. Les recommandations sont principalement de nature préventive, c’est-à-dire éviter les piqûres de moustiques. Les méthodes préventives efficaces comprennent l’utilisation de moustiquaires et de moustiquaires de lit, éviter les eaux stagnantes et utiliser des produits insectifuges, y compris ceux à base de DEET ou de picaridine.

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Image fournie par Centers for Disease Control and Prevention. Disponible à l’adresse : www.cdc.gov/chikungunya/fact/index.html.

Le cas présenté ci-dessus a été ma première expérience avec un patient atteint d’arthrite liée au CHIKV. Bien que cet homme représente probablement une minorité des patients atteints de RIC post-CHIKV, sa profonde douleur et déficience fonctionnelle sont difficiles à oublier. Certains patients se présentant avec des signes de RIC post-CHIKV présentent aussi d’autres affections musculosquelettiques prémorbides (p. ex. de l’arthrose) et ces symptômes peuvent également être amplifiés. Les cohortes signalant des cas de RIC post-CHIKV dans différentes parties du monde peuvent varier sur le plan du degré d’affection musculosquelettique, reflétant possiblement des différences quant aux souches virales et aux effets articulaires dans la population locale.

Même si les patients atteints de RIC post-CHIKV ne représentent actuellement qu’une faible proportion des patients atteints d’arthrite inflammatoire (AI) dans notre pratique, la question demeure à savoir si nous pouvons véritablement les regrouper dans un même groupe inflammatoire. Il est important de garder à l’esprit le CHIKV pour ces patients ayant voyagé dans des pays plus à risque. Confirmer le diagnostic pourrait avoir une incidence sur le pronostic pour le patient et la rapidité à laquelle le paradigme de traitement pour l’AI sera envisagé. De plus, l’état d’un pourcentage significatif de patients pourrait s’améliorer simplement avec des AINS de soutien et du temps, sans recours aux ARMM. Toutefois, à titre de mise en garde, notons que la prévalence des cas de RIC post-CHIKV pourrait s’accroître grâce à la contribution des moustiques vecteurs et des changements climatiques.

Lectures suggérées :

1. Wilson ME. UpToDate: Chikungunya fever. 13 avril 2016. Accessible à l’adresse : www.uptodate.com/contents/chikungunya-fever.

2. Rodriquez-Morales AJ, Cardona-Ospina JA, Fernanda Urban-Garzon S, et coll. Prevalence of post-Chikungunya Chronic Inflammatory Rheumatism: A Systematic Review and Meta-Analysis. Arthritis Care Res (Hoboken). 25 mars 2016. [Diffusion en ligne avant l’impression].

3. Zeana C, Kelly P, Heredia W, et coll. Post-chikungunya rheumatic disorders in travelers after return from the Caribbean. Travel Med Infect Dis 2016; 14(1):21-5.

Stephanie Keeling, M.D., M.Sc., FRCPC
Professeure agrégée de médecine,
Université de l’Alberta
Edmonton (Alberta)

 

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